22 avr. 2024
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La petite gardienne de temps (conte)

La petite gardienne de temps (conte)

La petite gardienne de temps

La petite gardienne de temps vivait seule dans le phare. Elle avait peut-être 8 ou 9 ans. Elle ignorait que d’autres êtres en dehors des oiseaux et des braconniers vivaient sur la Terre. Pour elle, les Hommes, les bons, s’étaient tout bonnement éteints avec son grand-père il y avait de ça plusieurs mois. D’ailleurs, elle était sûre de vivre en haute mer avec les poissons, les marins et quelques navires qu’elle voyait passer au loin.

Durant les nuits d’été, la petite gardienne de temps aimait regarder le ciel et compter les étoiles. Elles tenaient compagnie au phare et se confondaient gaiement avec la luminosité du phare. Depuis la mort du père de son père, c'est elle qui avait hérité de cette grande tour plantée au bout de la digue qu’elle allumait une fois le soleil couché et les jours de brouillard.

Pour l’avoir vu faire dès son plus jeune âge, la petite gardienne de temps connaissait les gestes effectués par son grand-père par cœur. Ses parents s'étaient noyés alors qu'elle venait de souffler sa toute première bougie. Un monde, quand on sait que son rôle aujourd'hui consiste à allumer et à éteindre cet unique point lumineux au sein duquel elle vit. Pour la petite fille, l'horloge du temps s'était arrêtée-là, un temps infini auquel il lui fallait sans cesse redonner de vie.

Ses seuls amis en dehors des oiseaux étaient la patience, l’endurance, le courage et la colère. Cette dernière lui était utile lorsque des braconniers saouls et sans scrupules venaient brailler et uriner tout proche du phare. 

Une nuit, son grand-père vint la visiter en rêve. « Ne vas-tu rien faire de ta vie fillette ? Quel sens lui donnes-tu ? » Et lorsqu’elle voulut lui répondre, il sourit et s’en alla.

La petite gardienne de temps, éberluée, resta assise dans son lit longtemps. Comme il lui était impossible de se rendormir, elle retourna les deux questions dans son esprit encore et encore. A peine terminait-elle ses tâches, qu’elle s’asseyait face à la mer et, se laissant bercer par les vagues parfois douces, parfois brutales et tumultueuses, se demandait : « Que pourrais-je faire d’autre de ma vie ? Qui allumerait le phare ? »

Et soudain, un jour, elle pensa « Mais quel sens derrière tout ça ? Pour quelle raison suis-je assignée à l’allumer et à l’éteindre ? Pour quelles raisons la lune disparait lorsque le soleil se lève… et vice-versa ? Quel sens à ce cycle infini ? »

Un goéland fonça sur elle en criant… « Toi aussi tu mourras. Ce que tu vis n’est pas infini… C’est une illusion fillette, Ta vie n’est que répétition ! Offres-moi donc un seul de tes trésors et ta vie changera »

La petite gardienne de temps sautillait derrière l’oiseau qui lui parlait… « Un de mes trésors ? Répéta-t-elle... Mais le goéland déjà avait disparu.

Le soir, l’enfant s’assit dans son lit et fit l’inventaire de ses biens : le phare, la lumière, la nuit, les étoiles, la mer, la patience, l’endurance, les coquillages, les pierres, le courage, son savoir-faire, la colère…

« Si je regarde honnêtement, les étoiles et la mer ne sont pas à moi, s’avoua-t-elle, les pierres et les coquillages non plus… Mais qu’est-ce qui m’appartient vraiment ? » Elle hésita beaucoup. C’est qu’elle n’avait pas grand-chose et puisque son temps était compté… « Oh, mais en voilà un bien précieux puisqu’il m’est compté… C’est le temps ! Je ne savais pas que j’avais un bien si précieux ! »

Le temps lui parut soudain prendre une valeur inestimable. Elle décida alors de le polir et d’en prendre soin pour le rendre plus agréable, plus doux. Elle en vint même à oublier la demande du goéland.

Alors que la patience, l’endurance, le courage et le son savoir-faire dont elle disposait, contribuaient à faire grandir cette perle qu’elle portait, l'amour en elle aussi se déployait. Parfois, cela lui donnait même l’impression d’avoir des ailes tant elle se sentait légère. « C'est un peu comme si j’étais un goéland », souriait-elle.

Cependant, à tant polir son trésor, voilà qu’au loin, la lumière du phare, plus vive que jamais, attira des braconniers curieux et particulièrement virulents.

Lorsque la petite gardienne de temps les aperçut, spontanément, elle utilisa comme elle en avait coutume, la colère dont elle disposait pour les faire fuir. Malheureusement, la perle ternit et disparut. Les braconniers s’en allèrent et la joie qu’elle ressentait aussi. Le lendemain, tout lui parut désagréable et le soir venu, la petite gardienne de temps ne trouva même plus le courage d’allumer le phare. Pour la première fois depuis longtemps, la lune et les étoiles brillaient seuls au milieu de la nuit. La colère qu’elle ressentait avait ravagé tous les biens dont elle disposait.

La fillette mit plusieurs jours à retrouver ses forces. Pourtant, tant bien que mal, elle polit la perle et la joie revint. La lumière aussi, attirant d’autres braconniers bien plus violents et mal intentionnés que les premiers. A nouveau, la petite gardienne de temps laissa la colère entamer et consumer son bien le plus précieux. Elle perdit presque tous les autres biens qui étaient les siens. Le scénario se reproduisit jusqu’à ce qu’épuisée, la fillette se rendit compte que la colère ne lui était d’aucune utilité. Bien au contraire, elle semblait responsable de son adversité. Si elle l’avait comptée parmi ses trésors dans le passé, ceci devait cesser.

La petite gardienne de temps se rendit sur la plage et longtemps attendit. Enfin, le goéland vola au-dessus d’elle et dit : « Alors ce trésor ? ».

Fatiguée, la fillette offrit sa colère à l’oiseau. « Prends-là, emporte-là, je renonce à elle ! »

Le goéland la remercia et la petite gardienne de temps rentra se reposer. Patiemment, elle se remit à l’ouvrage, polissant le seul bien susceptible de lui échapper. En retour, l’amour grandit et la joie revint. Tout se mit à briller. Cette fois-ci, étonnamment, aucun braconnier ne se manifesta. En fait, sa colère n’était pas très différente. Comme eux, elle lui ôtait sa vitalité et sa motivation. La petite gardienne de temps rit de bon cœur de ses créations.

Alors qu’elle s’apprêtait à rentrer dans le phare, une voiture passa par là et s’arrêta. Un couple et deux enfants descendirent et s’avancèrent. La femme s’approcha de la fillette, la prit dans ses bras. « Je crois qu’on a trouvé une maison pour toi », lui souffla-t-elle à l’oreille.

Le goéland avait tenu sa promesse. En lui offrant la colère qu’elle avait reçu en héritage, sa vie changea. A sa plus grande surprise, les Hommes bons n’avaient pas disparu à la mort de son grand-père et elle n’était aucunement isolée au milieu de la mer. L’avenir se profilait devant elle radieux et lumineux.

Auteure : Patricia Rossello

Illustrateur : Damien Guillard

©2024 Patricia Rossello Tous droits réservés

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